My own private Idaho

Icônes du tourisme mondialisé, les boules à neige confirment les images d’Épinal du voyage et magnifient les lieux communs

 

Même un concours interne à la rédaction, parmi des «Luxembourgeois de souche» ayant grandi entre les vallées de la Moselle et les forêts de l’Oesling, nourris au Kachkéis et à la bière Mousel n’a pas permis de lever l’énigme: Que diable y a-t-il dans cette boule à neige?

La belle boule acquise au prix de cinq euros dans un magasin de souvenirs de la rue Chimay est constituée d’un dôme en verre, de neige en polystyrène et d’un socle en plâtre décoré d’un relief grossièrement ciselé, reprenant les principales bâtisses du centre-ville: la sculpture de Guillaume II, le palais grand-ducal avec la Chambre des députés, la cathédrale, quelques arbres. Tout cela est aisément reconnaissable. Mais ce bâtiment longiligne en brique rouge avec une haute tour grise au-dessus au milieu? Aucune idée!? La tour de Pise plantée sur le Lycée de garçons? La vendeuse estimait que c’était la Gare centrale; parmi les suggestions des collègues, l’entrée du Parc merveilleux à Bettembourg avait le plus d’adeptes...

Malgré elle, cette boule à neige est parfaite: elle est l’illustration même du souvenir touristique mondialisé, une image inexistante, une idée préconçue d’un pays qui pourrait être partout. Et nulle part.

Ce sont les VRP, «voyageurs, représentants, placiers», qui proposent les sujets aux magasins de souvenirs. S’ils en veulent, la quantité minimale à acheter est de plusieurs milliers d’exemplaires, sinon la commande ne sera pas rentable. Entre les assiettes, les verres de toutes sortes et les dés à coudre en porcelaine, tous flanqués d’un motif «pont Adolphe meets Roude Léif», entre les poupées folkloriques et les cartes postales de la famille grande-ducale, chacune de ces cavernes d’Ali Baba trop étroites et pleines de touristes qui achètent de l’alcool, la Bild-Zeitung ou des pellicules, ces marchands vendent aussi quelques boules à neige.

Cinq modèles «luxembourgeois» circulent actuellement: du plus simple – avec un motif en deux dimensions, toujours le palais, la vallée boisée, un pont, la cathédrale ou la Gëlle Fra en photo glissée au milieu –, au plus sophistiqué, ces nouveaux globes en verre avec un motif sculpté en 3D et un socle en plâtre décoré d’un relief (7,90 euros pour le grand modèle). Les plus radins pourront toujours acquérir la boule la plus cheap que nous ayons trouvée, près du palais: pour 2,90 euros, on a une triste boule en plastique avec des confettis vaguement argentés et, au milieu, une espèce de stèle censée représenter le socle de la Gëlle Fra, qui, elle n’est plus qu’une petite crotte verte tout en haut… Que fait le comité de défense de la Gëlle Fra?

Les boules à neige sont des objets magnifiques. Non seulement parce que, comme le prétendent les plus romantiques des chionosphérophiles (nom scientifique de ceux qui en font la collection), elles représentent des mondes féeriques, immuables, renfermés sur eux-mêmes, l’effet de la neige descendant lentement après le coup de main que personne ne peut s’empêcher de leur porter en en voyant quelque part, en ajoutant encore à l’ambiance idyllique de souvenirs d’enfance qu’elles évoquent. Non seulement non-plus parce qu’elles sont parmi les objets les plus kitsch inventés au tournant du vingtième siècle. Mais aussi et surtout parce qu’elles véhiculent des images archaïques du monde globalisé tel que le parcourt le touriste moderne: ne sont-elles pas le souvenir idéal qu’on achète en dernière minute à l’aéroport ou dans le magasin de l’hôtel ou sur l’autoroute? Been there, done that…

Les boules à neige – ou boules neigeuses, selon la source, snowdomes en anglais – sont à la fois uniques dans chaque ville, dans chaque village parcouru, et identiques partout. Ce sont des monuments portables, des preuves d’un déplacement, mais au lieu de surprendre, de nous faire découvrir un aspect d’un lieu inconnu, les images qu’elles véhiculent ne font que cimenter les images d’Épinal et les préjugés que le touriste de base a de ce lieu.

«Erst durch den Tourismus wird eine Stadt monumentalisiert; écrit le critique d’art Boris Groys au sujet du tourisme; erst auf der Durchreise wird der ständig fließende, ständig sich verändernde städtische Alltag zum monumentalen Bild der Ewigkeit.» Et, plus loin: «Nicht die interne Qualität eines Monumentes entscheidet über seine Monumentalität, sondern diese Monumentalität ergibt sich aus dem ständigen Spiel der Monumentalisierung, De-Monumentalisierung und Re-Monumentalisierung, das allein durch die Dynamik des universalen Tourismus bestimmt wird.»

La cinéaste luxembourgeoise Bady Minck a travaillé sur la surreprésentation du même, des images répétitives et de l’autoreprésentation d’un pays, en l’occurrence l’Autriche, pour son film Im Anfang war der Blick. Son montage rapide de centaines, voire de milliers de cartes postales d’Autriche qu’elle a chinées sur les marchés aux puces montre l’évolution du pays, du regard qu’il porta sur soi-même durant un siècle, du paysage même. Les boules à neige remplissent une fonction similaire que les cartes postales, avec une dimension de plus. D’ailleurs, une des plus anciennes manufactures de boules à neige, qui produit toujours quelque 500 000 boules haut de gamme par an, se trouve à Vienne: la société Perzy fut fondée en 1900 par Erwin Perzy I., «inventeur», elle est actuellement exploitée par son petit-fils, Erwin Perzy III. Le grand-père avait trouvé le concept en bricolant, sa première boule à neige renferma une version miniature de la basilique de Mariazell. Il l’a fait breveter la même année.

Aujourd’hui, la société produit toutes sortes de boules, touristiques – elle est spécialisée en grandes roues, églises saint Étienne et autres images typiques de Vienne, mais aussi religieuses, animalières et bien sûr tout ce qui a trait à Noël, avec plusieurs formats de globes, 25, 45, 80 et 120 millimètres de diamètre. Sur le site Internet, Erwin Perzy III se dit particulièrement fier des commandes spéciales réalisées par exemple pour Bill Clinton. Et dans un long portrait que lui consacrait la taz berlinoise (le 26 novembre 2001), il se souvient aussi avoir fait une boule spéciale pour une fondation consacrée à la maladie d’Alzheimer gérée par Nancy Reagan. Mais tout n’est pas permis: «Mein Grossvater hat immer gesagt, die Schneekugel soll ein friedliebendes Produkt sein, ein Frieden spendendes (…) Wenn da jemand kommt und sagt, baun sie mir da einen Panzer rein, eine Handgranate, dann sag ich NEIN. Machen wir nicht.»

La première apparition d’une boule à neige dans l’histoire date, selon les sources concordantes, de l’exposition universelle de Paris en 1878: le rapport d’un commissaire fait état de «presse-papiers en forme de boules creuses remplies d’eau, et contenant un homme avec un parapluie. Ces boules contenaient également une poudre blanche qui, lorsque le presse-papiers était retourné, reproduisait une chute de neige…» Logiquement, la Tour Eiffel et autres motifs parisiens furent dès le début parmi les plus répandus. Les premiers motifs étaient sculptés en biscuit, la neige était souvent en riz concassé, parfois remplacée par des algues, par exemple. Ces matériaux qui périmaient assez vite expliquent en grande partie pourquoi des modèles plus anciens sont quasiment introuvables. Une autre explication pouvant être le côté futile, absolument sans valeur de ces objets.

Sur Ebay, quelque 700 boules à neige sont quotidiennement en vente, avec des prix allant de moins d’un euro à près de 200 euros pour des modèles rares de Walt Disney, avec une moyenne aux alentours d’une vingtaine d’euros. «Ce qui me fascine avec cette collection, c’est d’une part qu’elle n’a strictement aucune valeur marchande, confie une collectionneuse luxembourgeoise, qui a rangé ses 80 boules thématiquement dans une verrière. Et puis c’est une collection qui ne sera jamais terminée.» Si la mode des boules à neige s’est logiquement développée parallèlement au tourisme, créant la demande, elle a connu un premier boom dans les années 1950, kitchissimes. La chionosphérophilie s’est émancipée dans les années 1980 et 1990, puis mondialisée avec l’expansion d’Internet, où les pages thématiques et les forums abondent.

Le kitsch ayant été élevé au rang de culte, les chionosphérophiles ne doivent plus cacher leur petit plaisir futile. Car il faut l’avouer, la boule à neige ne fonctionne que dans l’amas, dans la quantité. Une seule, ça fait tout de suite ringard. Aujourd’hui, les rois du kitsch comme Pierre & Gilles ou Jeff Koons – bien sûr – en ont fait réaliser avec leurs œuvres. Le flacon du parfum Fragile de Jean-Paul Gaultier est une danseuse sous une boule dont la neige est faite de poudre dorée et le parfum constitue le liquide. Dans leur concurrence acharnée sur le marché des boules «haut de gamme», les producteurs européens, Koziol, qui produit des boules appelées Traumkugeln depuis cinquante ans, son concurrent direct Walter & Prediger, tous les deux allemands, et l’autrichien Perzy, vont même jusqu’à valoriser la qualité de l’eau utilisée dans le boules, vantée «eau de source la plus pure»…

L’année dernière, dans l’exposition que le Casino Luxembourg consacra à ses éditions, Olaf Nicolai montra quelques-uns de ses globes «fictifs», détournements pleins d’ironie, qui inventaient des lieux touristiques en se basant sur l’imagerie populaire que ces objets renferment d’habitude. Et donnait par là son commentaire aussi ironique que pertinent sur le tourisme et la mondialisation du kitsch. Car, comme l’écrit Konrad Paul Liessmann dans son livre-plaidoyer pour le kitsch: «Auch wenn es für hartgesottene Avantgardisten ein schwerer Schlag ist: die Erhebung von Kitsch zum Kult ist so selbst eine subversive ästhetische Strategie geworden. Sie richtet sich allerdings nicht gegen die Gesellschaft, sondern gegen die Subversionsprofis der Moderne.»

josée hansen
(texte paru dans d’Lëtzebuerger Land 33/04)

Bibliographie
Bayle, Véronique: Boules à neige, éditions Syros Alternatives, collection Collector’s, Paris, 1992, ISBN : 2-86738-776-0.
Carnot, Leslie: La folie des boules à neige, édition Flammarion, Paris, 2001 ; ISBN 2-0820-0750-2.
Groys, Boris: « Die Stadt auf Durchreise», in: Logik der Sammlung – Am Ende des musealen Zeitalters; Edition Akzente, Carl Hanser Verlag, Wien, 1997; ISBN : 3-446-18932-7.
Liessmann, Konrad Paul: Kitsch! Oder warum der schlechte Geschmack der eigentlich gute ist; Verlag Christian Brandstätter, Wien, 2002; ISBN 3-85498-170-8.
Moore, Connie A. & Rinker, Harry L: Boules d neige – Le guide du collectionneur pour choisir, présenter et restaurer les boules de neige; Books & Co, Paris, 2001 ; ISBN : 2-84584-028-4.
Normand, Jean-Michel: Kitsch – Les carnets du chineur; éditions du Chêne – Hachette Livre, Paris, 1999 ; ISBN 2-84277-167-2.

«Malgré elle, cette boule à neige est parfaite: elle est l’illustration même du souvenir touristique mondialisé, une image inexistante, une idée préconçue d’un pays qui pourrait être partout. Et nulle part.»

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